Une écriture d’assassin

Il est aux environs de midi, ce 16 février 1932, lorsque le téléphone sonne au poste de police de Greenhill, un faubourg résidentiel de Boston. Le lieutenant Brian Clifton décroche.

— Allô ! Ici l’agent Hamilton. Un meurtre vient d’être commis au 216 Lincoln Avenue. Une jeune femme assassinée chez elle.

Le policier marque un silence et ajoute d’une voix presque confidentielle :

— Il s’agit d’une affaire… très ennuyeuse.

Quelques minutes plus tard, le lieutenant Brian Clifton pénètre dans une luxueuse villa garnie d’imposantes colonnes. L’agent Hamilton se tient sur le seuil ; un peu en retrait derrière lui, une femme d’une soixantaine d’années, à l’air bouleversé. L’agent guide son chef à travers une vaste antichambre au sol de marbre.

— Je faisais ma ronde dans la rue quand la femme de ménage m’a appelé. Le corps est dans le salon.

L’agent Hamilton pousse une porte et Brian Clifton découvre une femme allongée sur le tapis. La morte est très belle : grande, brune, elle devait avoir aux alentours de vingt-cinq ans. Elle est vêtue avec élégance d’une robe venant visiblement d’un grand couturier. Une tache rouge au sommet du crâne indique qu’elle a été frappée par un objet lourd. Il a dû y avoir lutte, car la pièce est dans le plus grand désordre. Le lieutenant Clifton se relève et interroge la femme de ménage qui regarde le spectacle en tremblant.

— Qui est-ce ?

— Dolores Shapman, monsieur.

Le lieutenant fronce les sourcils.

— Un nom qui me dit quelque chose. Elle ne serait pas venue du Mexique, par hasard ?

— Si, monsieur.

Brian Clifton parle autant pour l’agent Hamilton que pour lui-même.

— La fille de Bob Shapman, soupçonné de plusieurs vols à main armée. Il s’est réfugié à Mexico au moment où on allait le coincer. Il a été tué avec sa femme en 1928 par un ancien complice qui a été tué lui-même par la police mexicaine. Je savais que sa fille avait quitté le pays tout de suite après mais je ne savais pas qu’elle était venue chez nous.

Le lieutenant s’adresse à l’agent Hamilton :

— Je ne vois pas en quoi cette affaire est spécialement ennuyeuse. C’est un règlement de comptes, voilà tout.

L’agent se racle la gorge.

— C’est que… Vous n’avez pas vu la pièce d’à côté, lieutenant.

La pièce d’à côté est un bureau meublé avec recherche. Deux des murs sont occupés par une bibliothèque garnie de livres de prix. Mais c’est le troisième mur que le lieutenant Clifton regarde, pétrifié, la bouche ouverte.

— Ce n’est pas croyable !

Le lieutenant a en effet sous les yeux les photos, encadrées et mises sous verre, de tout ce que Boston compte de personnalités. Il n’y en a pas moins d’une cinquantaine. Mais le pire, c’est que toutes sont dédicacées par les intéressés. Brian Clifton s’approche au hasard du portrait de l’archevêque. « À ma chère Dolores, avec toute mon affection et ma reconnaissance. » À proximité, le maire, le sénateur et le juge de la ville adressent à la disparue les mêmes mots touchants.

Le lieutenant Clifton voit défiler avec nostalgie quinze ans d’une carrière exemplaire. À trente-cinq ans, on le disait promis au plus brillant avenir dans la police. Mais, maintenant, tout cela est bien fini. Comment pourrait-il se sortir d’un guêpier pareil ? Il demande d’une voix hésitante à la femme de ménage :

— Ces messieurs étaient quoi exactement pour votre patronne ?

Elle répond sans hésitation :

— Ses clients, Monsieur.

Le lieutenant manque se trouver mal. Il répète d’une voix étouffée :

— Ses clients !

— Ben oui. Mademoiselle était une savante. Elle était… Je ne sais plus comment on dit. Elle regardait l’écriture des gens.

Brian Clifton se sent un peu mieux : la victime était seulement graphologue. Il se recule un peu et considère le mur. Un banal règlement de comptes, tu parles ! Tous ces messieurs qui lui sourient, et dont le moins puissant d’entre eux pourrait briser sa carrière, ce sont… les suspects de son enquête.

 

19 février 1932. Trois jours ont passé. Le lieutenant Brian Clifton récapitule les éléments qu’il a acquis. Dolores a bien été assommée par un objet lourd, vraisemblablement un bibelot qui se trouvait dans la pièce et que le meurtrier a emporté avec lui. Les spécialistes du laboratoire ont inspecté la villa de fond en comble. Ils ont relevé quatre types d’empreintes différentes. Les trois premières se trouvaient en abondance un peu partout : celles de la victime bien sûr, celles de la femme de ménage et celles d’un inconnu qui devait être un familier de la maison, peut-être l’amant de Dolores. Sur ce point, la femme de ménage, que le lieutenant a interrogée longuement, n’a pu être d’aucun secours. Elle ne venait que le matin et ne connaissait rien des relations de sa maîtresse. Elle n’a vu, en particulier, aucun de ses illustres clients, car Dolores Shapman ne recevait que l’après-midi.

Mais c’est la quatrième empreinte qui est intéressante. On l’a trouvée dans la pièce du crime sur le dessous d’une table. De toute évidence, c’est celle de l’assassin qui a pris soin, avant de partir, d’effacer toutes ses traces, mais a oublié celle-là.

Au volant de sa voiture, dans les rues de Boston, Brian Clifton fait la grimace. Le plus dur reste à faire. Cette empreinte appartient-elle au maire, au sénateur, à l’archevêque, à ce milliardaire dont le nom est connu du monde entier ? Ah, évidemment, ce ne serait pas difficile de le savoir ! Il suffirait d’aller les trouver les uns après les autres…

« Excusez-moi, monseigneur, voudriez-vous tremper votre index droit dans l’encre, s’il vous plaît ?… Non, ne vous inquiétez pas. C’est juste une petite formalité : vous êtes suspecté de meurtre »… « Appuyez bien sur la feuille blanche, monsieur le sénateur. »… « Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Rockefeller : c’est la police criminelle. »

Heureusement, le lieutenant Clifton a tout de même un moyen d’approche : le juge Flint, qui figure en bonne place dans la galerie des portraits. Il lui est arrivé à plusieurs reprises de le rencontrer pour des raisons professionnelles et ils ont tout de suite sympathisé. Avec Flint, ce ne sera pas facile, mais, du moins, ce sera possible.

Le lieutenant Clifton rassemble toute son énergie en franchissant la porte capitonnée du bureau du premier juge de la ville. Richard Flint se lève pour l’accueillir. C’est un homme d’une soixantaine d’années à la stature imposante et aux manières autoritaires, mais son expression est amicale comme chaque fois qu’il rencontre le lieutenant.

— Ce cher Clifton ! Il y a longtemps qu’on ne s’était vus. Asseyez-vous, je vous en prie… Alors, quelle est votre nouvelle affaire ?

Le lieutenant s’assied sur le bord de son fauteuil. Il prend une inspiration et lance :

— Le meurtre de Dolores Shapman.

Richard Flint, la main appuyée sur deux doigts de sa main droite, sourit toujours.

— Qui ?… Je vous écoute.

Clifton regarde, effaré, cet homme qu’il avait toujours considéré comme l’expression même de la droiture et du sens moral. Voilà qu’il est en train de lui dissimuler qu’il connaît la victime ! Le juge Flint ment !

Richard Flint répète d’un ton un peu impatient :

— Eh bien, parlez, Clifton !

Le lieutenant maudit le destin qui l’oblige aujourd’hui à ruiner sa carrière. Mais le devoir avant tout.

— Je suis venu vous voir en tant que témoin. Car vous connaissiez la victime.

Richard Flint bondit de son siège.

— Quoi ! Je n’ai jamais entendu ce nom-là. Vous êtes devenu fou ?

Le lieutenant continue à gravir son calvaire. Il sort de son dossier le sous-verre dédicacé.

— Voyez vous-même.

C’est au tour du juge d’être effaré. Il bafouille d’émotion.

— « À Dolores, coupable de trop de charme et de talent, que je condamne à subir mon amitié à perpétuité. » Mais c’est ahurissant ! C’est… Je ne trouve pas mes mots !

— Est-ce que c’est votre écriture ?

— Mais oui, c’est mon écriture. C’est cela qui est ahurissant !

Le juge Flint agrippe le bras du lieutenant.

— Écoutez-moi, Clifton ! Sur mon honneur de magistrat, je n’ai pas écrit ces inepties et je n’ai jamais vu cette femme. Vous me croyez ?

Le lieutenant est agité par les sentiments les plus contradictoires. Pourtant, même s’il est dépassé par les événements, il sent pour la première fois un petit espoir naître en lui. Le juge Flint, admiré et redouté de tous, n’est plus qu’un vieil homme implorant. Sa sincérité saute aux yeux. Brian Clifton parle d’une voix émue.

— Je vous crois. Il y a un mystère, mais je le découvrirai. Même si je dois passer toutes mes nuits sur ces satanées photos.

— Parce qu’il y en a d’autres que la mienne ?

— Oui. Tout ce qui a un nom à Boston.

Le juge Flint, à bout d’émotions, ne trouve qu’une chose à dire en raccompagnant son visiteur :

— Que Dieu vous protège !

 

Le lieutenant Brian Clifton n’a pas besoin de plusieurs nuits pour résoudre le mystère des dédicaces. Il lui vient une idée qu’il n’avait pas eue au premier abord : enlever les verres pour examiner les clichés eux-mêmes ; et l’analyse se révèle formelle : les photos ne comportent que deux types d’empreintes, celles de Dolores Shapman et celles d’un individu qui ne peut être que le photographe. Or ces empreintes sont justement celles qui figurent un peu partout dans la maison. Mais aucune des sommités bostoniennes n’a laissé la moindre trace. Comment peut-on écrire et signer sans déposer d’empreintes ? C’est tout bonnement impossible.

Pour le lieutenant Clifton, le premier problème – et le plus angoissant, il faut bien le dire – est éclairci. C’est Dolores Shapman elle-même qui a imité les écritures grâce à son talent de graphologue. Comment en a-t-elle eu des échantillons ? C’est un point à éclaircir après. Chaque chose en son temps.

Ce qui compte maintenant pour le lieutenant, c’est de retrouver ce mystérieux photographe… Mystérieux n’est d’ailleurs pas le mot, car Clifton n’a aucun mal à connaître son nom. Il s’agit de Jack Crawley, le photographe le plus coté de la ville. Toutes ces personnalités étaient d’ailleurs ses clients et c’est à ce titre qu’il possédait leurs photos. Malheureusement, Jack Crawley est absent. Il est parti pour Washington le jour même du meurtre. Crawley n’est pas n’importe qui : il est en train d’exécuter une série de portraits du président et de sa famille.

Mais il va sans dire que lorsqu’il rentre à Boston, le 25 février 1932, le lieutenant Clifton est sur le quai de la gare pour l’accueillir.

— Monsieur Crawley, veuillez me suivre, je vous prie. J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre et beaucoup de questions à vous poser…

Ce n’est qu’une fois arrivé dans son bureau qu’il apprend au photographe la mort de sa maîtresse. Ce dernier devient très pâle. On sent qu’il contient difficilement ses larmes. Il froisse nerveusement sa lavallière de soie.

— Excusez-moi, lieutenant, c’est tellement inattendu et affreux !

Brian Clifton a un sourire contraint.

— Je comprends votre peine, monsieur Crawley, mais vous comprendrez vous aussi que j’ai besoin de savoir beaucoup de choses et même d’être indiscret.

Le photographe redresse la tête d’un air décidé.

— Je ferai tout pour vous aider à retrouver le meurtrier de Dolores.

— Bien. Vous avez remis ces portraits à mademoiselle Shapman ? Puis-je vous demander dans quel but ?

— Il faut d’abord que je vous explique qui était Dolores. Elle est arrivée ici il y a quatre ans, comme vous le savez sans doute, après le meurtre de son père et de sa mère. Elle a voulu changer d’univers, se faire une nouvelle vie. Elle avait de l’argent. Elle a suivi des études pour être graphologue et elle a brillamment réussi… Dolores était très douée. Elle pensait que tout allait bien se passer pour elle. Seulement, rien ne s’est bien passé.

Jack Crawley a un soupir.

— C’est à cette époque-là que je l’ai rencontrée. Elle était désespérée. Elle n’avait aucun client. Dans le quartier chic et puritain de Boston où elle s’était installée, tout se sait et les gens ne sont pas tendres. Ses origines étaient connues. Malgré tout son argent, elle n’était, pour ces gens-là, que la fille de Bob Shapman, le gangster.

Le lieutenant Clifton marque quelque impatience.

— Je connais Boston comme vous. Venez-en à des faits précis.

Le photographe fixe son vis-à-vis d’un air triste.

— Ce que je vous dis est la clé de tout, lieutenant. Dolores, sans doute pour racheter un passé dont elle n’était pas responsable, avait un furieux besoin de respectabilité. Elle ne rêvait que d’être introduite dans la bonne société de la ville. C’est elle qui a eu l’idée des photos. Moi, toutes ces personnes, je les connaissais par mon métier, vous comprenez ?

— Je comprends. Mais comment a-t-elle fait pour imiter les écritures ?

— Je lui ai remis les chèques que j’avais reçus, tout simplement. Elle n’a pas eu besoin de plus pour faire les dédicaces. Et le plus fort, c’est que cela lui a servi ! Des gens ont vu la galerie des portraits et y ont cru. À partir de ce moment, elle a eu une clientèle. Mais dans le fond elle n’avait pas fait cela pour l’argent. C’était pour l’illusion. À force de voir tous ces portraits et ces mots gentils, elle finissait par y croire.

Brian Clifton regarde le photographe froidement.

— Vous êtes parti le jour même du meurtre, monsieur Crawley.

Jack Crawley a l’air impressionné par la remarque.

— J’avais une commande officielle et vous le savez bien.

Son regard se fait brusquement perçant.

— Écoutez-moi, je ne suis pas le meurtrier, mais je peux peut-être vous aider à le retrouver.

— Et comment, je vous prie ?

— Je connais la maison. Vous, vous n’avez pu examiner que ce que vous avez vu. Mais supposez que quelque chose ait été enlevé, comment le sauriez-vous ?

Crawley sort un cliché de son portefeuille.

— J’ai fait cette photo de Dolores devant la galerie des portraits. Combien en avez-vous trouvé ?

Le policier connaît le chiffre par cœur.

— Quarante-neuf.

Jack Crawley compte du doigt sur sa photo.

— Eh bien, lieutenant, il y en avait cinquante tout juste. Du moins, avant que l’assassin n’ait retiré le sien…

Quelques heures plus tard, Brian Clifton est dans le bureau de Francis Miller, directeur de la banque Miller and Miller. Un personnage important, qui est en ce moment en pleine campagne électorale en vue de détrôner le sénateur en place. Miller, dont le portrait, qui figurait sur la photo de Crawley, avait mystérieusement disparu après le crime.

Francis Miller reçoit le lieutenant avec affabilité. Quelqu’un qui veut se faire élire doit être aimable avec tout le monde, spécialement avec les policiers.

— Heureux de vous voir, lieutenant ! Besoin d’un service ?

Brian Clifton a décidé d’attaquer en force.

— Oui. Me dire ce que vous faisiez le 16 février à dix heures trente, moment présumé du meurtre de Dolores Shapman.

L’effet de surprise n’est pas raté. Le banquier candidat sénateur bredouille :

— Mais… Qu’est-ce que… ?

Alors, le lieutenant prononce enfin la phrase qu’il n’aurait jamais crue possible au début de son enquête :

— Monsieur Miller, voudriez-vous tremper votre index droit dans votre encrier et l’appliquer sur cette feuille de papier, s’il vous plaît ? Voyez-vous, l’assassin a été très consciencieux il a retiré son portrait du mur et il a effacé toutes ses empreintes. Toutes, sauf une, qui se trouvait sous une table et qui n’était pas visible. Eh bien, monsieur Miller, voulez-vous tremper votre index ?

Le milliardaire sait qu’il est perdu. Il avoue.

— J’avais entendu parler des talents de graphologue de miss Shapman et de son désir de respectabilité sociale. Alors je suis allé lui proposer un marché. Si elle imitait l’écriture du sénateur sortant en lui faisant tenir des propos compromettants, je me chargeais de lui ouvrir les portes de la bonne société.

Francis Miller se prend la tête dans les mains.

— Mais je n’avais pas compris quelle femme c’était ! Elle est devenue folle. Elle m’a menacé, oui, menacé ! Elle m’a tenu le langage inverse. Non seulement elle n’imiterait pas l’écriture du sénateur mais elle était prête à imiter la mienne si je ne l’introduisais pas dans le monde de Boston. Alors, nous nous sommes battus. J’ai perdu la tête. J’ai pris une statuette sur la table et je…

Brian Clifton sourit. Son enquête est terminée et sa carrière de policier est toujours – et même plus que jamais – en bonne voie. Il jette un coup d’œil sur le bureau du banquier, encombré de notes de sa main. Il conclut.

— Dans le fond, Dolores Shapman a quand même commis une erreur professionnelle : elle aurait dû voir que vous aviez une écriture d’assassin.